8807 mètres. Et moi, et moi, et moi.
Réflexions (au sommet) autour de Kaizen, le docu d'Inoxtag aux 30 millions de vues #1
Dès la cinquième coupure publicitaire j’avoue, j’ai eu envie de quitter le canapé. Basic Fit, Gore Tex, Booking,...combien de fois on l’a déjà vue celle-là ? Heureusement, les plans étaient magnifiques, la qualité des images et le montage impressionnants. “Trop stylés” comme disait mon ado avec qui j’ai regardé Kaizen le documentaire aux 31 millions de vues (ce matin). L’histoire d’un jeune youtubeur, nom de scène : Inoxtag, qui décide de grimper l’Everest en un an.
D’où vient cette subite passion pour le 6600ème grimpeur à avoir touché le toit du monde depuis 1953 ? Parce qu’il a 21 ans et aucune expérience de la montagne ? Parce qu’il revendique l’esprit Shonen des mangas de mon fiston ? Parce que ses vidéos rassemblent 8 millions d’abonnés ? Sans doute un peu tout cela à la fois. Je range d’habitude ces sujets dans la catégorie “trucs de jeunes : ne pas critiquer sans avoir essayé” et passe à autre chose. Mais pour lancer une newsletter sur la cinquantaine jz me suis dit que ce serait dommage de passer à côté d’un tel programme “trans-générationnel” !
Difficile aussi d’échapper à la promo impressionnante de Kaizen, avec pour point d’orgue sa diffusion au Grand Rex devant un parterre de stars des internets et de sportifs comme Léon Marchand. Peu importe si cette séance se déroulait en toute illégalité : c’est Inoxtage qui grimpe l’Everest tu sais1. C’est surtout le coup de l’année pour Webedia (“propriétaire” d’Inoxtag) et YouTube (“une pub toutes les 10 minutes”).
Ma fille, qui a vu le documentaire “en accéléré” avant tout le monde, nous avait déjà divulgâché la fin avec les déchets partout, les morts surgelés et le drame en descente. Malgré cela j’ai bien aimé disons… 90% du documentaire. Le gars et son guide sont vraiment attachants. Ils ont suffisamment de sincérité pour compenser la débauche de gros plans sur leurs visages. L’ensemble donne quelque chose entre le Truman Show et un épisode d’Ushuaïa dans lequel Nicolas Hulot s’autoriserait des “wesh frérot” et des “ça m’casse les c…..”. J’ai un peu baillé en écoutant les injonctions très linkediniennes d’Inox et ses parents : “laissez votre téléphone”, “croyez en vous”, écoutez -vous”,…🥱 J’ai aussi soupiré devant les postures qui font dénoncer le matin la pollution des camps de base avant de monter le soir venu dans un hélicoptère. Mais bon. C’est un youtubeur tu sais, c’est pas Aurélien Barrau.
En revanche j’ai carrément ressenti un malaise à la fin. Des dizaines de types ont sorti 15 000€ de permis + les frais, marché pendant des semaines, pour se retrouver à faire la queue collés les uns sur les autres pendant une heure à quelques centaines mètres du sommet. Ambiance tire-fesses des Ménuires la semaine des Parisiens. À la différence qu’aux Ménuires tu n’as pas le sol qui se dérobe comme dans Croque-Carotte pour t’envoyer 1000 mètres plus bas (bilan : 2 morts, presque sous nos yeux). Ce moment d’effroi nous sort de notre torpeur pour rappeler la vanité de l’expédition : le sujet du documentaire n’est pas l’Everest ni la montagne. Le sujet c’est Inox, devenu Inès, son vrai prénom, au fur et à mesure du documentaire. Un gars sympa-comme-vous-et-moi qui décide de partager sa quête spirituelle en 4K entre deux pubs pénibles. Peu importe si l’ascension précédente du Ama Dablam, 6812 mètres, semblait nettement plus sauvage et, disons-le, plus esthétique. Aurait-on rempli le Grand Rex et fait 100 millions de vues avec l’Ama machin ? On voulait le voir tout en haut. C’est pas du Cousteau, tu sais.
Ce que l’histoire retiendra peut-être n’est pas l’esprit Shonen - le dépassement de soi à la sauce viriliste nippone -, mais l’esprit Finisher. Cet esprit de marchandisation si bien décrit dans La Société du Spectacle de Guy Debord : les individus deviennent le centre de toutes les attentions pour mieux transformer leurs désirs en besoin et leurs besoins en achat. Ce que l’on vit, ses propres “expériences”, deviennent un produit comme un autre. Le smartphone permet d’en capturer le souvenir et le diffuser en son et lumières (et émojis). C’est la replay value chère aux fans de jeux vidéos : la capacité d’une scène à être rejouée, rediffusée. D’où l’obligation du “partage” de ces expériences : une soirée, un resto, une destination touristique, un “semi”, un “ultra” et pourquoi pas une ascension de l’Everest. Ces souvenirs n’ont aucune valeur s’ils ne sont pas capturés puis partagés. Il faut “l’avoir fait” (le semi, le trail, Bali, le Mont Blanc,…). On sourit d’ailleurs quand notre héros annonce fièrement qu’il laisse son téléphone à Paris et s’en va suivi comme un chef d’État par une équipe de cameramen. À la fin Inès ne rentre d’ailleurs pas à Paris ou en Savoie mais… à Cuba. On le retrouve dans un paysage hautement instagrammable, pour planter du riz et contempler les levers de soleil #nu #zen #nature #émotion. Je sais pas, je l’aurais plutôt vu faire la tournée des plateaux pour parler de la pollution des montagnes, lancer une école d’escalade pour tous ou bosser dans une ONG. Je vous vois sourire : c’est bien une réflexion de daron ça. “Laisse-le donc tranquille. C’est pas Mère Théresa, tu sais” (oups j’ai failli écrire : l’Abbé Pierre).
Je m’explique, puisqu’on est là pour confronter nos points de vue.
👨🏻🦳 Le point de vue du daron
Mon héros de jeunesse à moi, l’Inoxtag de mes 20 ans, se nommait Bernard Moitessier. Né en Indochine, il a appris à naviguer avec des pêcheurs locaux et fait ses premières traversées avant même l’adolescence. Les années 60 l’ont vu parcourir les océans du Pacifique à l’Amérique Centrale sur des voiliers rafistolés. La société du spectacle l’a pourtant rattrapé, lorsqu’un quotidien anglais décida d’organiser le premier tour du monde à la voile en solitaire, le Golden Globe Challenge. Nous étions en 1968, et le dépassement de soi devenait tendance. Les règles de la course ressemblaient à celles de l’Everest : on part quand on veut, l’important est de passer les 3 caps : Bonne Espérance, Leuwin et le Horn et revenir au point de départ. Attiré par la récompense, Moitessier décide de participer avec le bateau qu’il a fait construire, Joshua. Il n’embarque aucun émetteur radio, juste un magnétophone et une caméra 16 mm. Au fil de La Longue Route, le livre qu’il écrira plus tard, nous assistons jour par jour à sa transformation au contact de la mer, du vent et des oiseaux. La paix intérieure qui le gagne, son ulcère qui disparaît, sa fascination pour la nature. Surtout, nous sommes témoins d’une décision proprement hallucinante : convaincu que “partir d’Europe et revenir en Europe, c’est comme partir de nulle part pour revenir nulle part”, le navigateur décide de ne pas faire route au Nord après avoir franchi le Cap Horn. Il prolonge sa route vers l’Est, repasse le Cap de Bonne Espérance puis le Cap Leuwin pour rejoindre la Polynésie, seul endroit où il se sent bien. “Je continue sans escale vers les îles du Pacifique, parce que je suis heureux en mer, et peut-être aussi pour sauver mon âme” écrira-t-il dans le message qu’il catapulte à un bateau de passage. Ses proches le rejoindront là-bas.
Le Golden Globe Challenge a donné lieu à un autre évènement singulier. L’un des participants, Donald Crowhurst, homme d’affaires anglais, a vécu une course fort différente. Parti devant les caméras de télévision, il fit croire pendant des semaines que son bateau faisait la course en tête en communiquant de fausses positions (le GPS attendrait encore 25 ans pour apparaître). Au-lieu de cela, son bateau faisait des ronds dans l’eau au large du Brésil, son skipper n’osant pas affronter les mers du Sud. Les sauveteurs trouveront le navire abandonné avec deux journaux de bord, un faux et le vrai. Crowhurst s’était donné la mort.
Bernard Moitessier a lui passé 303 jours d’affilée seul en mer. Quasiment le temps qu’il a fallu à Inès pour passer de youtubeur tendance à finisher du plus haut sommet du monde. La Longue Route se vendra à 100 000 exemplaires. Des milliers de fois moins que Kaizen. Transformé par son périple, le navigateur en cédera les droits d’auteurs et finira sa vie entre lutte contre le nucléaire et promotion des arbres fruitiers. Joshua est amarré à La Rochelle, au Musée maritime. Il a inspiré des milliers de marins et d’amoureux des océans.
Je souhaite le meilleur à Inès, mais je crains qu’il ne reste que peu de temps dans la mémoire des millions de followers qui ont un jour activé la cloche ou laissé un like. Comme les publicités qui souillent ses magnifiques souvenirs, il sera sûrement remplacé par d’autres sans doute plus jeunes, plus audacieux, et qui iront toujours plus vite ou plus haut. Le XXIème siècle n’a pas de mémoire, tu sais.
Post scriptum : mon fils à qui j’ai lu cette lettre m’informe qu’Inoxtag préparerait déjà une vidéo “React” pour répondre aux critiques. La transformation aura été de courte durée.
🎸 Musique de daron
Je partage ici quelques inspirations musicales
Maggot Brain de Funkadelic a été enregistré en 1971 alors que Georges Clinton était sous LSD. Il aurait demandé à Eddie Hazel, 21 ans, de jouer le solo de guitare “comme s’il apprenait que sa mère venait de mourir puis à la fin qu’elle n’était pas morte”. 50 ans plus tard, Eric Gales laisse libre cours à sa propre folie pour en livrer une interprétation déjantée. Les guitaristes remarqueront qu’Eric joue avec une Strat de droitier dont les cordes sont d’origine 🤯
Comme quand chacun - jeunes et moins jeunes - fait preuve d’arguments d’autorité pour expliquer à l’autre ce que pense sa génération : tu sais, qui signifie ici tu ne sais pas mais moi je sais ;-)
Très bon choix de sujet pour lancer cette première édition ! J’adhère pleinement au propos. J’ose une suggestion pour les suivantes : je trouverai intéressant de lire la voix d’un(e) « jeune » en réponse au point de vue du daron si c’est possible, quand c’est possible !
Merci pour cet article . Je partage avec mon fils de 12 ans et vous dit. De mon côté les références d'aventuriers c'est plutôt Mike Horn et Philippe Dieuleveult.